J'ai une demi heure à perdre. Il fait doux, je fais un crochet par Washington Square. Je passe devant un violoncelliste qui profite de l'acoustique sous la grande arche du square. Je l'écouterais bien, mais son son est assommé par le vacarme des planches à roulette sur les pavés de béton. Un groupe d'étudiants chantent accapella au milieu du square. Ils sont une quinzaine, à s'arracher les poumons, les coeurs, les tripes pour les promeneurs du soir. Je les filme. Il est temps d'aller à la séance du festival de l'écriture. Un homme noir s'approche de moi.
Vous avez aimé la musique? Vous l'avez filmée?
Oui, ils chantent avec conviction.
Moi aussi je chante.
Quel genre de musique?
Je mélange, jazz, impro, ça vient de l'intérieur.
Il est très mince, assez grand, un beau visage. Passé la cinquantaine. Une robe noire qui s'ouvre sur un collier massif comprenant une croix, un pantalon noir, un grand turban noir. Il me demande si je suis en visite à New York. Non, j'habite ici. Il me sort une grande tirade sur les Américains, qu'il dit ne pas aimer, sur New York qui était tellement plus vivante dans les années 80 et 90.
Je ne sais pas. J'ai eu deux enfants depuis que je suis à New York. Ma vie a tellement changé que je suis incapable de me faire une perception continue de la ville. Je viens de Suisse.
Je connaissais un Suisse, Günther, un mec tout petit qui rapportait toujours du vin suisse.
Et toi, d'où viens-tu?
Du Nigéria.
Du coup, les sirènes d'alarme se mettent en route dans ma tête. Le Nigéria. Exportation numéro un: l'escroquerie.
Il me raconte qu'il attend un paiement (un frère du président a 50 millions de dollars bloqués dans un compte?) et qu'il prévoyait s'acheter une guitare, une guitare verte dans un magasin près du square. Va-t-il me demander de l'aider à acheter sa guitare? Son regard furète aux quatre coins. Que craint-il? Mais c'est égal. Un être humain avec une belle gueule et une dégaine somptueuse a droit à mon attention. Je n'ai pas besoin d'accepter une demande de prêt.
Dommage, la guitare verte a été vendue. Chaque fois que je vais dans ce magasin et que j'essaie une guitare, quelqu'un l'achète tout de suite.
Excuse-moi, mais il faut que je m'en aille, je vais à un événement du festival des écrivains. Je m'appelle Arabella. Et toi?
Christian. Tu as une carte de visite?
Oui, bien sûr.
On se voit pour une tasse de café?
Je suis très occupée ces temps, et j'ai un rhume des foins paralysant.
Je m'en vais, m'inquiétant que je lui aie donné ma carte de visite, qu'il l'utilise pour vol d'identité. Si je soupçonnais tous les êtres m'entournant, il me faudrait vivre au quotidien avec une perception aigre de l'humanité. Je marche d'un bon pas, jusqu'au Meat District. Quand j'y travaillais dans une boîte de production, on y vendait encore de la viande, le trottoir était glissant de restes organiques. Maintenant, j'ai l'impression de traverser le tournage d'une publicité pour Prada. Des clichés s'imposent à ma rétine à chaque tournant: Deux jeunes femmes très minces en robes courtes descendent un escalier, alors que la musique qui s'échappe du club sans enseigne, comble du chic à New York, fait vibrer les plaques d'égoût. J'apperçois entre des voitures deux paires de chaussures à talons et plate-forme vertigineux puis les chaussures se munissent de jambes fines, puis du corps de deux jeunes femmes accompagnées de deux hommes qui arrêtent un taxi. A peine entrée dans l'hôtel où se tient la séance, une nouvelle série de clichés, une jeune femme noire en robe noire, allongée comme un point d'exclamation, est présentée sur un canapé de cuir blanc. Deux jeunes hommes dans des habits chics lèvent la tête quand je passe, avec cette expression d'arrogance spécifique aux publicités pour la mode. Riches, jeunes et beaux. Je prends l'ascenceur et arrive dans un lobby enfumé. Pas de cigarettes ou de cigares, c'est interdit! Du gaz carbonique comme dans les fllms, pour faire semblant. Deux jeunes femmes sur les châteaux qui leur servent de chaussures, affublées de tiares, sont en robes courtes et vestes de fourrures. Il fait 25C. Malheureusement, elles sont assises derrière moi, et n'arrêtent pas de gigoter, de taper sur leurs téléphones, de chuchoter pendant la séance. Qui est inégale. Ecrivains, conteurs, photographes sur le thème ghost stories. Et se termine par l'intervention du manager de l'hôtel. C'est à lui sans doute que l'on doit le prix modique de la séance dans cet hôtel de luxe, on n'a probablement pas pu lui refuser le micro. Il raconte une histoire complètement inintéressante de fantômes qu'il a vus dans un hôtel à Bali. Le public applaudit poliment. La tête me tourne.
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A la séance ghost stories |
Contribué par - - Arabella Hutter