Carnaval, de James Ensor
Les nouvelles de Maupassant sont d'une lucidité souvent cruelle. On s'imagine très bien qu'il ait été influencé par la philosophie pessimiste de Schopenhauer, ou du moins convergé avec ce penseur. Voici un extrait révélateur d'une nouvelle:
"Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu'au matin.
Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.
C'est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nous asseoir au pied du lit.
La figure n'était point changée. Elle riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il nous semblait qu'il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans l'atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous semblait même plus souveraine maintenant qu'il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance de cet incomparable esprit.
Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent, eux ; et, dans la nuit qui suit l'arrêt de leur coeur, je vous assure, Monsieur, qu'ils sont effrayants.
Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles, des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumières jetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vie inconnue.
"Il me semble qu'il va parler", dit mon camarade. Et nous regardions, avec une inquiétude touchant à la peur, ce visage immobile et riant toujours.
Peu à peu nous nous sentions mal à l'aise, oppressés, défaillants. Je balbutiai :
"Je ne sais pas ce que j'ai, mais je t'assure que je suis malade."
Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.
Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambre voisine, en laissant la porte ouverte ; et j'acceptai.
Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et je laissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l'autre bout de l'autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, en pleine lumière.
Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son être immatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdait autour de nous. Et parfois aussi l'odeur infâme du corps décomposé nous arrivait, nous pénétrait, écoeurante et vague.
Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, un petit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furent aussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, Monsieur, nous vîmes parfaitement, l'un et l'autre, quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous un fauteuil.
Nous fûmes debout avant d'avoir eu le temps de penser à rien, fous d'une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommes regardés. Nous étions horriblement pâles. Nos coeurs battaient à soulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.
"Tu as vu ?...
- Oui, j'ai vu.
- Est-ce qu'il n'est pas mort ?
- Mais puisqu'il entre en putréfaction ?
- Qu'allons-nous faire ?"
Mon compagnon prononça en hésitant :
"Il faut aller voir."
Je pris notre bougie, et j'entrai le premier, fouillant de l'oeil toute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ; et je m'approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur et d'épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d'une horrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément. Je balbutiai :
"Il n'est pas mort !"
Mais l'odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Et je ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant une apparition.
Alors mon compagnon, ayant pris l'autre bougie, se pencha. Puis il me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, et j'aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc sur le sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier de Schopenhauer.
Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires, l'avait fait jaillir de la bouche. "
Tiré de "Auprès d'un corps", de Maupassant
Contribué par - Arabella Hutter
Inspiré par Les Nouveaux chemins de la connaissance, Raphael Larrère, France Culture